Enfin, un musée Lalique en France !

Le Musée Lalique de Wingen-sur-Moder, Vue aile sud, © Wilmotte SA

Usine Lalique de Wingen-sur-Moder en 1924, © Musée Lalique

Atelier de verre froid de la verrerie d'Alsace en 1923, © Lalique SA

Les oeuvres de René Lalique (1860-1945) sont présentées dans une cinquantaine de musées à travers le monde. En France, aucun équipement n’était spécifiquement dédié à cet artiste de génie. Cette injustice est aujourd’hui réparée avec l’ouverture, depuis le 2 juillet 2011, d’un musée à Wingen-sur-Moder (Alsace), là même où René Lalique choisit de construire une usine au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Portrait de René Lalique, © Musée Lalique - don Nicole Maritch

« Je travaillais sans relâche (…) avec la volonté d’arriver à un résultat nouveau et de créer quelque chose qu’on aurait pas encore vu.« 

René Lalique. Sur son bureau, le plâtre de la lampe « Paons ». Photo Henri Manuel, © Lalique SA

René Lalique, Lampe Paons, 1910, ADAGP 2011 Paris - JL Stadler

« Il faut mettre à la portée (du peuple) des modèles qui éduqueront son oeil, il faut vulgariser la notion esthétique. » (René Lalique)

Artiste révolutionnaire, joaillier exceptionnel et grand maître du verre, René Lalique compte parmi les grands créateurs de l’Art nouveau et de l’Art Déco. Né en 1860 à Aÿ en Champagne et décédé en 1945 à Paris, celui que Maurice Rostand avant surnommé le « Rodin des transparences » vécut en réalité deux vies d’artistes successives: celle d’un bijoutier et celle d’un maître-verrier.

René Lalique, Dessin asymétrique, émeraudes, © Lalique SA

Puisant son inspiration dans la nature et ayant l’audace d’utiliser le corps féminin comme élément d’ornementation, René Lalique apporta à la joaillerie des renouveaux imprévus. Ainsi, il n’hésita pas à associer à l’or et aux pierres précieuses des matières jusque là peu utilisées et peu considérées, telles que la corne, l’ivoire, les pierres semi-précieuses, l’émail et bien entendu le verre. A ses yeux, mieux valait la recherche du beau que l’affichage du luxe. L’esprit reprenait le pas sur la matière…

René Lalique, Ornement de Corsage Hirondelles, 1886-87, © Shuxiu Lin - Collection privée

René Lalique, Deux paons, 1897-1898, © Shuxiu Lin - Coll. Shai and Shuxiu Lin Bandmann

René Lalique, Ornement de corsage Jasmin, vers 1899-1901, © Shuxiu Lin - Collection privée Shai and Shuxiu Lin Bandmann

René Lalique, Broche nymphes et chauve souris, vers 1902-1903, © Studio Paquebot - Collection Shai et Shuxiu Lin Bandmann

René Lalique, Broche La nymphe rose, vers 1906-1908, © Shuxiu Lin – Collection privée

 Apprécié au plus haut point par la comédienne Sarah Bernhardt ou par l’homme d’affaires britannique d’origine arménienne, magnat du pétrole, mais aussi collectionneur averti Calouste Sarkis Gulbenkian (Musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne), René Lalique fut révélé au grand public à l’occasion du Salon de 1895. Et trois ans plus tard, présenté par Émile Gallé comme l’inventeur du bijou moderne, il connut un triomphe sans égal à l’exposition universelle de 1900. Mais le verre attirait de plus en plus René Lalique, dont les premières expérimentations remontaient aux années 1890.

René Lalique tenant une coupe, © Lalique SA

En fait, si le bijoutier Lalique utilisa progressivement le verre, c’était pour remplacer les gemmes. Translucide et transparent comme elles, il avait en effet l’avantage de pouvoir être conçu et fabriqué en fonction d’un projet final. René Lalique crée également de petits objets, vases et sculptures, selon la technique de la cire perdue. Avant d’expérimenter, un peu plus tard, la technique du soufflage dans un moule, mais un moule précieux, en argent ciselé, restant solidaire du verre qu’il enserre pour devenir monture.

Sa rencontre avec François Coty va lui ouvrir de nouveaux horizons. Non seulement elle va l’amener à créer et à produire des flacons de parfum, mais une véritable révolution technologique et commerciale s’opère. Grâce à l’inspiration et l’habilité de l’artiste, des pièces fabriquées en série accèdent au statut incontestable d’oeuvre d’art. Une manière de perpétuer la philosophie de l’Art nouveau qui voulait réconcilier Art et industrie.

René Lalique, Flacon Leurs Ames pour D'Orsay, 1913, © Lalique SA - Collection Silvio Denz

René Lalique, Flacon Bouchon cassis, 1920, © Lalique SA - Collection Silvio Denz

René Lalique, Flacon Muguet, 1931, © Lalique SA - Collection Silvio Denz

Peu à peu, René Lalique va diversifier sa production. En 1912, maîtrisant parfaitement les techniques, il décide de se consacrer de façon exclusive au verre. Il organisa alors sa dernière exposition de bijoux et le grand public le découvrit maître-verrier.

René Lalique, Vase Serpent, créé en 1924, Collection Lalique, Paris, © Lalique SA

René Lalique, Vase Bacchantes, Réédition d'une création de 1927, Collection Musée Lalique, Wingen-sur-Moder, Don de la Maison Lalique

Crée en 1927 par René Lalique, le vase Bacchantes demeure un des fleurons de la marque. Aujourd’hui, ce vase est décliné en cristal satiné, noir, gris et ambre.

Polissage d'un vase Bacchantes

1800: c’est le nombre de vases Bacchantes produits par an. 30: c’est le nombre d’heures de travail nécessaires à la réalisation du vase. 25: c’est le nombre de personnes qui interviennent dans le processus de production de l’objet. Ci-dessus le polissage, ultime étape de finition, qui confère à la matière son poli et toute sa brillance. Réalisé avec une meule lustrante, il permet de redonner de la lumière et d’accentuer certains reliefs. L’opposition entre le mat et brillant rend les pièces plus vivantes.

Si René Lalique fut un maître verrier de génie, on n’oubliera pas que ses réalisations architecturales contribuèrent aussi et pour beaucoup à son succès. Mentionnons pour mémoire sa participation à la décoration du paquebot « Ile de France » (1922); sa participation à l’Exposition des Arts décoratifs à Paris en 1925, à l’occasion de laquelle il réalisa, outre son propre pavillon, le décor d’une salle à manger pour le pavillon de la Manufacture de Sèvres où l’on pouvait admirer non seulement une table, des chandeliers et un service de verres sortis de ses ateliers, mais encore un plafond lumineux à caissons entièrement en verre.  Pour cette occasion, il créa également une fontaine dite des « Sources de France » d’une hauteur de 15 mètres, ornée de cariatides et que l’écrivain Colette qualifia de « Fontaine Merveilleuse ». En 1928, René Lalique est pressenti pour décorer plusieurs wagons Pullman pour la Compagnie Internationale des Wagons-Lits. En 1930, il réalise la décoration du choeur de la chapelle du couvent de la Délivrande à Caen. Oeuvre classée Monument Historique depuis 1987. En 1932, il réalise la décoration intérieure de l’église Saint-Matthew à Jersey. En 1934, les vitraux de l’église Saint Nicaise, à Reims. En 1936, la décoration (luminaires de verre) de la salle à manger de première classe de l’inoubliable paquebot « Normandie », véritable musée flottant. Mais René Lalique est encore l’auteur des portes de la grande salle de réception du palais d’un prince impérial japonais, amateur d’Art Déco, construit au début des années 30 et devenu aujourd’hui le Musée Teien de Tokyo (Musée Teien de Tokyo).

René Lalique, Eglise Douvres La Délivrande (Choeur), 1931, © Musée Lalique, Christophe Urbain.

René Lalique, Eglise Saint Nicaise, Reims, 1934, © Musée Lalique, Christophe Urbain.

Lalique, c’est plus qu’un nom, c’est une famille sur trois générations. Après René Lalique (1860-1945), c’est son fils Marc (1900-1977) qui lui succédera en 1945. Il restera dans l’histoire de Lalique celui qui, après avoir rénové l’usine de Wingen-sur-Moder endommagée par la guerre, remplacera le verre par le cristal. Marie-Claude Lalique (1935-2003), troisième générations de créateurs, deviendra en 1977 à la mort de Marc, son père, l’artiste de l’entreprise jusqu’en 1996.

Marie-Claude Lalique, Vase Orchidées, 1978, Collection Musée Lalique, Wingen-sur-Moder, Don de la Maison Lalique, © Lalique SA

En 1962, Yves Klein avait acquis des moulages de « La Victoire de Samothrace » et fait apparaître, grâce au révélateur bleu, l’effervescente sensibilité de sa chair.

Yves Klein

En 2011, l’artiste aurait eu 83 ans. Pour lui rendre hommage, Lalique (Lalique SA, Paris) produisit une édition limitée en cristal à 83 exemplaires de cette sculpture emblématique de l’antiquité grecque magnifiée par celui qui, le 27 octobre 1960, dans son atelier avec Pierre Restany, fonda le groupe des Nouveaux Réalistes.

"Victoire de Samothrace" d'Yves Klein par Lalique. Edition limitée en cire perdue 83 ex. + 17 HC

Le Musée Lalique de Wingen-sur-Moder

Réalisé par l’Agence Wilmotte (Agence Wilmotte & Associés SA), le musée Lalique s’inscrit dans un cadre paysager tout à fait exceptionnel. Il est en effet aménagé sur les lieux mêmes de l’ancienne verrerie de Hochberg, en activité aux XVIIIème et XIXème siècles.

La visite de l’usine (actuellement en pleine restructuration) n’est pas possible. On le regrettera car le travail des ouvriers, dont plusieurs « Meilleurs Ouvriers de France » (350 personnes au total, un tiers de femmes, deux tiers d’hommes) est si remarquable, si fascinant, qu’il prépare, en la magnifiant, la visite du musée. Visiter l’usine de Wingen-sur-Moder, c’est plonger dans l’univers vertigineux du travail manuel porté à son plus haut degré d’incandescence. Car si « le verre est le secret du sable, du feu et de la sueur des hommes » (Tourangeau le Disciple de la lumière, Compagnon vitrier, 1910-1985), la visite d’une telle usine peut à elle seule être source de vocations pour des jeunes avides de s’accomplir. Mais un film a été réalisé en 2009 par Camille Guichard. Son titre: « Lalique, sculpteur de cristal « . Ce DVD de 26 minutes est disponible à la librairie du musée. 

Horaires d’ouverture:

Du 2 juillet au 30 septembre 2011: tous les jours de 10 heures à 19 heures.

Du 1er octobre au 31 mars: du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures.

Le musée est ouvert tous les jours de 10 heures à 19 heures pendant les vacances scolaires.

Musée Lalique, Rue de Hochberg F – 67 290 Wingen-sur-Moder.

Tel: +33 (0)3 88 89 08 14 – info@musee-lalique.com – Musée Lalique, Wingen-sur-Moder (Alsace)

Pour plus d’informations:

Office de Tourisme Intercommunal du Pays de la Petite Pierre, 2a, rue du Château – 67290 La Petite Pierre.

Tel: +33 (0)3 88 70 42 30 – otpayslpp@tourisme-alsace.info – http://www.otpaysdelapetitepierre.com

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MONET au musée Marmottan et dans les collections suisses

La Fondation Pierre Gianadda présente du 17 juin au 20 novembre 2011 soixante-dix peintures de Claude Monet, dont vingt-cinq prêts historiques du Musée Marmottan-Monet à Paris et quarante-cinq tableaux prestigieux provenant des principaux musées et collections privées suisses. Certaines de ces oeuvres sont visibles pour la première fois depuis des décennies.

Claude MONET dans l'allée centrale sous les arceaux, Giverny, photographié par Sacha Guitry en 1915. Archives Hugues Wilhelm, Paris.

En 1885, dans un article paru dans Le Journal de Bruxelles sous le titre « Exposition d’oeuvres impressionnistes« , Émile Verhaeren écrivait: « L’homme qui le premier s’est improvisé paysagiste impressionniste, c’est Claude Monet. Plus que personne il est le superbe révolutionnaire et pour l’instant le principal bafoué. C’est de règle. Voyant de manière plus parfaite, plus profonde, plus délicate, il est nécessaire qu’il subisse tous les lazzis des daltoniens de la peinture et de la critique, des immobilisés de tout âge et des retardataires de toute arrière-garde. Aussi bien les impuissants auront beau jeu. Cet art savant restera énigme pour la foule et pour eux. »(cf. « Monet vu par…« Textes choisis et commentés par Thomas Schlesser, BeauxArts Éditions, Paris, 2011).

Cent-vingt-six ans plus tard, nous n’en sommes plus là, et c’est heureux. Particulièrement délicat, l’oeil des impressionnistes a gagné. Victoire magistrale dont n’a jamais douté Clemenceau qui rencontra la peinture de Monet dès 1895, lorsque l’artiste exposa sa série de Cathédrales de Rouen (de « petites crottes jaunes« , ironisait Félix Bracquemont), exhortant le président de la République à aller voir ce « moment de l’homme lui-même« . Clemenceau ressentait la peinture de son ami comme une véritable expérience cosmique, tandis que Gustave Geffroy, autre ardent défenseur, voyait personnellement en Monet « un grand poète panthéiste« . Sans oublier, parmi tant d’autres, le peintre surréaliste André Masson qui, participant dans les années 1950 à la redécouverte des Nymphéas, élèvera les salles du musée de l’Orangerie au rang de « Sixtine de l’Impressionnisme« .

Claude MONET, "La Promenade d'Argenteuil", 1872, Huile sur toile, 53 x 73 cm, Collection particulière.

Claude MONET, "Promenade près d'Argenteuil", 1873, Huile sur toile, 60 x 81 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris, Legs Nelly Sergeant-Duhem, 1987.

Claude MONET, "La Terrasse à Vétheuil", 1881, Huile sur toile, 81 x 65 cm, Collection particulière.

Claude MONET, "Inondation de la Seine à Vétheuil", 1881, Huile sur toile, 60 x 73,5 cm, E.W.K., Berne.

Présentation sonore de l’exposition par son Commissaire, Daniel Marchesseau, Conservateur général du patrimoine:

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La priorité de Monet: la nature au détriment des « papotages » de salon

(1 minute 44 secondes)

Claude MONET, "Voiliers en mer", 1868, Huile sur toile, 45 x 61 cm, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-arts, Legs Mlle Edwige Guyot, 2006 (cliché B.Ruelle)

Claude MONET, "Waterloo Bridge, effet de soleil", 1899-1901, Huile sur toile, 65 x 100 cm, Fondation Collection E.G. Bührle, Zurich.

Claude MONET, "La Débâcle", 1882, Huile sur toile, 61 x 100 cm, Kunstmuseum, Berne, Legs Eugen Loeb, Berne, 1960.

Claude MONET, "Train dans la neige. La Locomotive", 1875, Huile sur toile, 59 x 78 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris, Legs Victorine Donop de Monchy, 1957.

  Commentaire sonore de Daniel Marchesseau, Commissaire de l’exposition:

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L’eau, le ciel, la nature, mais aussi… le monde du travail 

(1 minute 15 secondes)

Claude MONET, "Matinée sur la Seine", 1896, Huile sur toile, 92 x 92 cm, Collection particulière.

« Monet, ce n’est qu’un oeil… mais, bon Dieu, quel oeil !  »  (Paul Cézanne à Ambroise Vollard)

Commentaire sonore de Daniel Marchesseau, Commissaire de l’exposition:

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Monet voulait exprimer l’impression qu’il recevait dans son oeil 

(1 minute 12 secondes)

Claude MONET, "Falaises, temps gris", 1882-1886, Huile sur toile, 54 x 73 cm, Collection particulière.

Claude MONET, "Mauvais temps, Pourville", 1896, Huile sur toile, 65 x 100 cm, Collection particulière (cliché B.Ruelle)

Commentaire sonore de Daniel Marchesseau, Commissaire de l’exposition:

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Monet se met en danger pour une seule chose: l’obsession de la peinture 

(1 minute 20 secondes)

Claude MONET, "La Rue de l'Épicerie à Rouen", 1892, Huile sur toile, 92 x 52 cm, Collection particulière.

Claude MONET, "Peupliers au bord de l'Epte, effet du soir", 1891, Huile sur toile, 100 x 62 cm, Collection particulière.

 Commentaire sonore de Daniel Marchesseau, Commissaire de l’exposition:

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Monet, les séries, le japonisme 

(1 minute 9 secondes)

Claude MONET, "Nymphéas", vers 1914, Huile sur toile, 135 x 145 cm, Collection particulière.

Claude MONET, "Le Pont japonais", 1918, Huile sur toile, 100 x 200 cm, Musée Marmottan-Monet, Paris. Legs Michel Monet, 1966.

Commentaire sonore de Daniel Marchesseau, Commissaire de l’exposition:

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Monet, père de la peinture moderne

(56 secondes)

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Parallèlement à l’exposition « Monet au musée Marmottan et dans les collections suisses », la Fondation Pierre Gianadda présente la collection personnelle d’estampes japonaises du peintre. Une sélection de la Fondation Monet à Giverny.

Si les artistes contemporains du maître de Giverny ont manifesté un profond intérêt pour les estampes japonaises, c’est à coup sûr Monet qui fut le collectionneur le plus assidu. Avec une influence réelle dans le choix de ses motifs, la composition, les cadrages décalés qui repoussent le sujet sur le côté, l’utilisation des diagonales ou des lignes en S. Sans oublier que le goût de Monet pour le Japon s’est manifesté dans l’aménagement de son jardin d’eau, avec son pont japonais qui rappelle le « monde flottant » des grands maîtres de l’ukiyo-e. Monet n’a pas fait le voyage du Japon. Il a par contre cru le reconnaître lors de son voyage en Norvège en 1895: « J’ai là un motif délicieux, écrit-il à sa belle-fille, Blanche Hoschedé, des petites îles au ras de l’eau, toutes couvertes de neige et au fond une montagne. On dirait le Japon…« 

UTAMARO Kitagawa (v. 1753-1806), « Rencontres sur le pont Ryogoku » (vers 1789-1790), 29,3 x 21,7 cm (feuille gauche d’un triptyque).

HIROSHIGE Utagawa (1797-1858), "Vue des tourbillons de Naruto à Awa" (vers 1853-1856), 32,7 x 22,1 cm.

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Ker-Xavier ROUSSEL (1867-1944), le « Nabi bucolique »

Depuis 2009, le musée de Pont-Aven met à l’honneur les artistes du groupe des Nabis (Prophètes en hébreu). C’est ainsi qu’après « Maurice Denis et la Bretagne » (2009) et « Paul Ranson. Fantasmes et sortilèges » (2010), il présente la première exposition monographique consacrée à Ker-Xavier Roussel, en France, depuis 1994.

De gauche à droite: K-X Roussel, Edouard Vuillard, Romain Coolus, Félix Vallotton, en 1899.

Vers 1888, rappelle Estelle Guille des Buttes-Fresneau, Conservateur et Commissaire de l’exposition, un groupe de jeunes artistes français, formé à l’académie Julian, école privée très libre, se donne le nom de Nabis – prophète en hébreu. L’association, composée de personnalités très différentes, dure une décennie. Ce courant cherche, d’une part à abolir les limites qui séparent l’art décoratif et la peinture de chevalet, d’autre part à retrouver les sources pures de l’art après les effusions de l’impressionnisme jugé trop sensible et superficiel.  Leur démarche mystique les assimile au symbolisme et l’esthétique se forme autour des théories du cloisonnisme et du synthétisme. Sur les conseils amicaux de Paul Gauguin, Paul Sérusier peint à Pont-Aven en septembre 1988 Le Talisman, oeuvre manifeste nabie.

Le Bois d'Amour à Pont-Aven (cliché B.Ruelle)

Maurice Denis rapporte la leçon de peinture que Paul Gauguin donne à Paul Sérusier à Pont-Aven en octobre 1888: « Comment voyez-vous cet arbre, il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette; et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible. » Le tableau (« Talisman ») va devenir le manifeste d’une nouvelle esthétique, fondée sur l’aplat de couleur pure et la subjectivité de nature presque abstraite. C’est ce qu’on appelle « le cloisonnisme ».

Paul SÉRUSIER (1864-1927), "Le Talisman" (L'Aven au Bois d'Amour), 1888, Huile sur bois, 27x21,5 cm, Musée d'Orsay.

Les artistes se réunissent à Paris dans l’atelier du peintre Paul Ranson. Maurice Denis est le théoricien du mouvement On lui doit cette formule désormais célèbre: « Se rappeler qu’un tableau avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface place recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » (Théories 1890-1910). La Revue Blanche, ralliée aux novateurs entre 1891 et 1903, se fait l’écho de leurs idées.

Principales caractéristiques de la peinture nabie: abandon de la notion traditionnelle de support pictural et expression libre sur tapisserie, éventail, mosaïque, meuble, céramique, affiche, illustration, livre, décor de théâtre, marionnette, etc. Suggestion de l’essentiel: le rêve, la spiritualité, l’intimité dans la vie courante – les Nabis refusent le réalisme et veulent retrouver « la saveur de la sensation primitive ». Utilisation de l’arabesque décorative jusqu’à la déformation et attribution d’un pouvoir émotionnel à la ligne. Larges surfaces de motifs géométriques et emploi de demi-tons pour conférer une valeur décorative à la peinture.

Né le 10 décembre 1867 à Lory-lès-Metz et décédé le 6 juin 1944 dans sa maison de l’Étang-La-Ville,  c’est dans le cadre du lycée Condorcet, à Paris, que François Xavier Roussel rencontra Denis, Lugné-Poe et Edouard Vuillard, qu’il amènera progressivement à la peinture et qui devint son beau-frère. Les deux amis partagent leurs ateliers et s’inscrivent à l’atelier de Diogène-Ulysse-Napoléon Maillard où ils rencontrèrent Charles Cottet. Ensemble, ils fréquentent l’Académie Julian à Paris et reçoivent les enseignements de Bouguereau et de Lefebvre. Mais c’est la doctrine « synthétiste », prêchée par Sérusier et issue de la leçon de Gauguin, à Pont-Aven, qui les attire. Intégré au groupe des Nabis, Roussel expose avec les autres membres du groupe pendant l’exposition universelle de 1889, à Paris, au Café Volpini, ainsi que chez Le Barc de Boutteville.

Après les natures mortes réalistes de ses débuts, Roussel peint sous l’influence conjuguée de Gauguin et de Cézanne. Des scènes intimistes et des paysages des environs de Paris, aux formes en aplats, sans être strictement cloisonnées, et aux tons sourds, intègrent son oeuvre.

Ker-Xavier ROUSSEL, "Composition dans la forêt", Huile sur toile (45 x 31 cm), vers 1890-1892, Musée départemental Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Petit Paysage nabi", Huile sur toile (15,5 x 14 cm), Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

 

Ker-Xavier ROUSSEL, "Femme et fillette", Huile sur toile (40 x 32 cm), vers 1892, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Deux âges de la vie", Huile sur toile (29 x 52 cm), vers 1892, Collection Winter. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Conversation", Huile sur toile (41 x 32 cm), vers 1891-1893, Dépôt du musée du Vieux Toulouse au musée des Augustins, Toulouse. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Femme au peignoir bleu moucheté", Huile sur toile (35 x 27 cm), vers 1891-1893, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Au jardin", Huile sur panneau, (27,5 x 17,5 cm), vers 1893, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Personnages dans la campagne", Pastel sur papier marouflé sur toile, (29 x 47,5 cm), vers 1894, Collection Winter. (Cliché B.Ruelle)

Dès 1900, il commence à peindre des scènes mythologiques peuplées de nymphes et de faunes poétiquement évoquées dans des paysages des environs de Paris dans un esprit symboliste. Sa palette s’éclaircit ensuite à partir de 1905 lors de son voyage à bicyclette de Marseille à Menton en compagnie de Maurice Denis et au cours duquel, ils rendent visite à Cézanne à Aix.

Ker-Xavier ROUSSEL, "Castor et Pollux", Pastel sur papier (50 x 60 cm), Collection galerie de la Présidence. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Les Marronniers", Pastel sur papier (85 x 97 cm), vers 1920, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "L'Après-Midi d'un faune", Peinture à la colle sur toile (180 x 227 cm), vers 1917, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Ker-Xavier ROUSSEL, "Grande Fontaine de Jouvence", (212 x 324 cm), Peinture à la colle sur toile, Collection particulière. (Cliché B.Ruelle)

Les décors monumentaux font, comme pour les autres Nabis, partie de l’oeuvre de Roussel. Ainsi, en 1912, il réalise notamment le rideau de scène de la Comédie des Champs-Elysées; en 1937 La Danse pour le Palais de Chaillot; en 1938 la grande décoration (11 mètres de haut) Pax Nutrix du palais de la Société des Nations à Genève.

« Je me suis souvent demandé si l’admiration que Roussel avait pour Mallarmé n’était pas pour quelque chose dans cette hésitation de la parole qu’il manifestait sitôt que l’entretien s’élevait. J’aimais le sentir en difficulté lorsque, repoussant le mot que chacun avait sur les lèvres, il se refusait à le prononcer. Cette résistance à la facilité et au lieu commun, qui donnait à ses propos un attrait particulier, n’était en somme que la manifestation de son caractère foncièrement scrupuleux. Je me souviens de Vuillard, qui l’aimait comme on sait, souriant et fixant le dessin du tapis et moi, également silencieux, regardant Vuillard pour laisser Roussel poursuivre sa lutte avec l’incommunicable. Ce même scrupule, Roussel le manifestait en peignant. » (Jacques Salomon, « K.X.Roussel », La Bibliothèque des Arts, Paris, p.40)

Musée des beaux-arts
Place de l’Hôtel de Ville
29930 – Pont-Aven
Tel: (+33) 02 98 06 14 43
Ker-Xavier Roussel (1867-1944). Le « Nabi bucolique », du 28 mai au 2 octobre 2011.
 
 

A écouter Gauguin et les Nabis 

Le futur musée de Pont-Aven

Inauguré le 29 juin 1985, le musée de Pont-Aven fermera à partir d’octobre 2012 pour renaître en 2014. Le projet retenu par la municipalité est la réhabilitation de l’ancienne annexe de l’hôtel Julia sur la place de Pont-Aven. Projet proposé dans le cadre d’un concours d’architecture par l’atelier de l’Ile situé à Brest et à Paris (http://www.atile.fr/index.html). Objectifs de cette re-création: doubler la surface d’exposition, garantir des réserves d’oeuvres aux normes, et offrir des services plus étendus aux visiteurs: librairie-boutique, espace détente, salle de conférence, salle pédagogique destinée aux animations pour les enfants, etc. Le musée de Pont-Aven bénéficie aujourd’hui de l’appellation « Musée de France » décernée par le Ministère de la Culture.


 
 
 
 

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De RENOIR à Sam SZAFRAN

La Fondation Pierre Gianadda, à Martigny a le privilège d’entretenir d’excellentes relations avec un grand nombre de collections privées. Et jusqu’au 13 juin 2011, elle accueille 130 oeuvres, peintures et dessins appartenant à un collectionneur qui souhaite rester dans l’ombre. Une exposition qui raconte l’évolution de la peinture de Jean-Baptiste Corot à nos jours.

Certes, cet ensemble réuni par cinq générations de collectionneurs et exposé dans la maison familiale n’est pas exempt de déséquilibres, même si les grands noms de la peinture du XXème siècle sont là: Amedeo Modigliani, Jules Pascin, Marc Chagall, André Masson, Man Ray ou Pablo Picasso. Sans oublier aussi, aux côtés de la peinture française et plus largement l’Ecole de Paris, l’Europe du Nord. La collection compte en effet un important ensemble d’oeuvres – peintes, dessinées ou gravées – de Lyonel Feininger ou d’ Emil Nolde. Mais on retiendra surtout la période sans doute la plus représentée: celle du néo-impressionnisme. Avec, comme clin d’oeil ultime, l’ Hommage au carré de Josef Albers.

Emil Nolde (1867-1956), Farbiger Abendhimmel über des Marsch (Ciel coloré au-dessus du Marais), Vers 1938-1940, Aquarelle sur papier, 35 x 45,5 cm, Collection particulière.

Josef Albers (1888-1976), Study for Homage to the square: Warm Silence, 1971, Huile sur panneau d'isorel, 61 x 61 cm, Collection particulière.

Parmi les tableaux, souligne Marina Ferretti Bocquillon, Directrice scientifique du musée des impressionnismes de Giverny et commissaire de l’exposition, un  ensemble remarquable d’oeuvres peintes par Paul Signac (1863-1935) illustre la passion de notre collectionneur pour cet artiste épris de lumière et de couleur. C’est tout le parcours artistique du peintre qui est évoqué ici, depuis les tout premiers tableaux « divisés » comme Saint-Briac, les balises (1890) ou Saint-Tropez. Après l’orage (1895), jusqu’aux oeuvres pré-fauves comme L’Arc-en-ciel (Venise) (1905).

Paul Signac (1863-1935), Saint-Briac. Les balises. Opus 210, Juin 1890, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection particulière.

Paul Signac (1863-1935), Saint-Tropez. Après l'orage, 1895, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection particulière.

Paul Signac (1863-1935), L'Arc-en-ciel (Venise), 1905, Huile sur toile, 73 x 92 cm, Collection particulière.

Marina Ferretti Bocquillon:

Dans l’oeuvre de Camille Pissarro (1830-1903), ce sont deux rares exemples de la période néo-impressionniste qui ont été choisis: Le Troupeau de moutons, Éragny-sur-Epte (1888), et Briqueterie Delafolie à Eragny (1886).


Camille Pissarro (1830-1903), Le Troupeau de moutons, Éragny-sur-Epte, 1888, Huile sur toile, 46 x 55,2 cm, Collection particulière.
Marina Ferretti Bocquillon:

 

Quant à Maximilien Luce, il est aussi très présent, avec une sélection particulièrement pertinente de toiles comme Le Café (1892) ou l’éblouissant Port de Saint-Tropez (1893) qui contraste avec la poésie abstraite de Vue de Londres (Canon Street) (1893), un des nocturnes chers à l’artiste.

Maximilien Luce (1858-1941), Le Café, 1892, Huile sur toile, 81 x 65 cm, Collection particulière.

Maximilien Luce (1858-1941), Le Port de Saint-Tropez, 1893, Huile sur toile, 73,7 x 91,4 cm, Collection particulière.

Maximlilien Luce (1858-1941), Vue de Londres (Canon Street), 1893, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection particulière.

Marina Ferretti Bocquillon:

 

A signaler aussi, parmi les Nabis présentés à Martigny, les audaces chromatiques de l’admirable Marine, Cannes peinte en 1931 par Pierre Bonnard (1867-1947). Et, toujours de Pierre Bonnard, les fascinants Personnages dans la rue (vers 1894).

Pierre Bonnard (1867-1947), Marine, Cannes, 1931, Huile sur toile, 56 x 70 cm, Collection particulière.

Pierre Bonnard (1867-1947), Personnages dans la rue, Vers 1894, Huile sur papier marouflé sur carton, 24 x 25,5 cm, Collection particulière.

 

Mais Marina Ferretti Bocquillon a raison de dire que c’est Maurice Denis qui est privilégié, remarquablement représenté par Avril (les anémones) (1891), un chef d’oeuvre absolu, ou encore les trois dernières versions du Mystère catholique (18889 et 1890).

Maurice Denis (1870-1943), Avril (Les anémones), 1891, Huile sur toile, 65 x 78 cm, Collection particulière.

Maurice Denis (1870-1943), Mystère catholique (première version), Avril 1889, Huile sur carton, 27 x 35 cm, Collection particulière.

Maurice Denis (1870-1943), Mystère catholique (troisième version), Mai 1890, Huile sur toile, 51 x 77 cm, Collection particulière.

Maurice Denis (1870-1943), Mystère catholique (cinquième version), 1890, Huile sur toile, 27 x 41 cm, Collection particulière.

Marina Ferretti Bocquillon:

 

DE RENOIR À SAM SZAFRAN, PARCOURS D’UN COLLECTIONNEUR, Fondation Pierre Gianadda du 10 décembre 2010 au 12 juin 2011 (Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse)

- RENSEIGNEMENTS : Tel : + 41 27 722 39 78 Fax : + 41 27 722 52 85 – Contact : info@gianadda.ch – site : http://www.gianadda.ch

- HORAIRES DE L’EXPOSITION: Tous les jours : 10h à 18h

☛ COMMENT S’Y RENDRE : Correspondance gare CFF par bus (arrêt Fondation Pierre Gianadda) ou train Martigny-Orsières (gare Martigny-Bourg). Train panoramique Chamonix – Mont-Blanc – Châtelard – Martigny : 1 h 45. Paris – Lausanne (TGV) – Martigny : 5 h-

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Jean-Léon GÉRÔME… en vain?

Le Musée d’Orsay expose du 19 octobre 2010 au 23 janvier 2011 l’oeuvre de Jean-Léon Gérôme (1824-1904), l’un des artistes les plus célèbres de son temps. Une exposition, nous dit-on, qui « souligne le rapport singulier qu’il entretint avec la photographie tout au long de sa carrière (et qui) cherche à souligner la modernité paradoxale de celui qui fut longtemps regardé comme un des artistes les plus réactionnaires de son époque« . Mais fallait-il se livrer à cet exercice qui, sans être d’admiration béate, tente de réhabiliter une iconographie certes originale, voire souvent singulière, mais aussi singulièrement ennuyeuse ? Rien n’est moins sûr.

Anonyme, Jean-Léon Gérôme dessinant dans son atelier, vers 1900, collection particulière.

Pour l’écrire comme nous le pensons, voilà bien une exposition, comme en a le secret la Réunion des Musées Nationaux, réalisée par des historiens pour des historiens. C’est d’ailleurs là que réside son principal intérêt: première grande exposition monographique consacrée à Gérôme depuis son décès en 1904, elle nous invite à porter un regard complet sur le peintre comme sur le sculpteur. Mais le gigantisme de cette entreprise offerte hier au public américain du J.Paul Getty Museum à Los Angeles, aujourd’hui au public français du Musée d’Orsay, et demain au public espagnol du Musée Thyssen-Bornemisza à Madrid, suffit-il à la justifier ?

Gérôme, Pollice Verso, 1872, Huile sur toile, 96,5 x 149,2 cm, Phoenix Art Museum

Le style « pompier » serait-il en passe de redevenir à la mode ? Dans l’hebdomadaire Télérama (n°3175, novembre 2010), Sophie Cachon  répond qu’il est difficile d’imaginer un retour en grâce après avoir été autant vilipendé. Rarement un art fut si acclamé pour finir par être accusé de toutes les tares. Hypocrite, fade, passéiste, ridicule, dévoyé, rigide, conservateur, etc. Réactionnaire, pour résumer. Une chose est sûre – et, là, toute polémique serait absurde: sans un regard attentif sur la production académique du XIXème siècle, voire du tournant du XXème, impossible de saisir pleinement la modernité impressionniste ou symboliste. Ainsi, comment comprendre le Salon dit « des refusés » sans comparer les oeuvres refusées avec celles encensées par le goût bourgeois de l’époque? En 1863, c’est Alexandre Cabanel qui triomphe avec sa Naissance de Vénus. Et dans son Salon de 1875 où il présente Argenteuil de Manet et Absalon de Cabanel, le critique d’art Jules-Antoine Castagnary a bien compris que l’enjeu du débat était la modernité: « Le jour où l’on voudra décrire les évolutions et les déviations de la peinture française du XIXème siècle, on pourra négliger M.Cabanel, on devra tenir compte de M.Manet. »..…. Souvenons nous du mot de Degas à propos des classiques: « L’air qu’on voit dans les tableaux de maîtres n’est pas de l’air respirable.« 

Thomas Couture, Les Romains de la décadence, 1847, Musée d'Orsay, Paris

Alexandre Cabanel, La Naissance de Vénus, 1863, Musée d'Orsay, Paris

William Bouguereau, Les Oréades, 1902, Huile sur toile, 236 x 182 cm, Musée d'Orsay, Paris

Thomas Couture (1815-1879), Alexandre Cabanel (1823-1889), Jean-Léon Gérôme (1824-1904) ou William Bouguereau (1825-1905) savent peindre, c’est certain, si peindre c’est « offrir à l’oeil cette perfection, cet espèce de bel émail impeccable qu’avaient les Véronèse et les Titien  » (William Bouguereau cité par Eugène Tardieu, journaliste à L’Écho de Paris, dans son article « La peinture et les peintres »). Si peindre, c’est aussi savoir cadrer:

Gérôme, Le 7 décembre 1815, neuf heures du matin. L'exécution du Maréchal Ney, 1868, Huile sur toile, 65,2 x 104,2 cm, Galleries and Museums Trust, Sheffield

Gérôme, "Consummatum est, La Crucifixion" ou "Jérusalem" dit aussi "Le Golgotha", 1867, Huille sur toile, 81,3 x 146 cm, Musée d'Orsay, Paris

Et d’aucuns admireront « Pollice verso » (1872) de Gérôme ou « Phèdre » (1880) d’Alexandre Cabanel pour son réalisme saisissant, même si les spécialistes notent à juste titre, en l’espèce à propos de Gérôme, que « l’oeuvre de Gérôme est un bien paradoxal parangon de l’académisme. Peinture du fini mais pas de la perfection (…) Pourtant, ses manquements apparents au métier académique ne l’empêchèrent pas de devenir l’un des professeurs les plus respectés de l’Ecole des beaux-arts, où il est nommé en 1864. » (Jean-Léon Gérôme, L’Histoire en spectacle, Catalogue de l’exposition, Musée d’Orsay/Flammarion, p.19).

La question centrale n’en demeure pas moins celle posée, de notre point de vue avec pertinence, par le philosophe et spécialiste d’art contemporain Daniel Soutif: « Cela donne beaucoup à voir mais pas forcément à penser. C’est fait pour satisfaire un certain voyeurisme, ce que l’on pourrait appeler notre pulsion scopique« . Et Sophie Cachon, dans Télérama, d’ajouter: « Question d’image et de regard. Tout comme les peintres pompiers tenaient beaucoup à la facture parfaite de leur toile – c’est pourquoi ils haïssaient l’aspect « non fini » de la peinture impressionniste – nous sommes aujourd’hui attachés à celle de nos écrans plats. Même grand format, même rendu parfait, mêmes couleurs « qui ne bavent pas« .

Alexandre Cabanel, "Phèdre", Huile sur toile, 196 x 283 cm, Salon de 1880, Musée Fabre, Montpellier.

William Bouguereau, "Vierge consolatrice", Huile sur toile, 2,61 x 2,01 cm, 1875, Musée des Beaux-Arts, Strasbourg.

En 1890, soit quatorze ans avant la disparition de Gérôme, Maurice Denis, alors âgé de vingt ans, publiait dans la revue Art et Critique « Définition du néotraditionnisme« : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées« . Véritable manifeste, ce texte posait les principes de la peinture nabie tels que: « Pour la simplification – contre le trompe-l’oeil. » « Pour la déformation – contre le modelé. » « Pour l’exaltation des couleurs – contre la grisaille »… etc. Il est toujours dangereux  de succomber à une lecture anachronique de l’histoire, voire de la simplifier. Il n’empêche. Maurice Denis, après les impressionnistes, refondait à sa façon la peinture.

Maurice Denis, "Les arbres verts" ou "Les hêtres de Kerduel", 1893, Huile sur toile, 0,46 x 0,43 cm, Collection particulière

Cette exposition « Jean-Léon Gérôme. L’Histoire en spectacle » peut séduire, voire ravir. A l’heure de la 3D, la peinture pompier peut nous parler instinctivement parce qu’elle ressemble à l’image moderne « de nos écrans plats« . A tout le moins, certaines oeuvres peuvent impressionner les assoiffés d’images que nous sommes. Il n’en reste pas moins que, paradoxalement, cette réalisation qui tente de redimensionner Gérôme et qui, à ce titre, conviendra au spécialiste, brouille singulièrement la lecture de la modernité. Et ce n’est pas en s’efforçant de détecter dans l’oeuvre de Gérôme un aspect qui préfigure l’art du film ou suggère une postérité cinématographique – de ce point de vue, le travail d’un Poussin est bien plus convaincant – que le danger est écarté. Les peintres pompiers désormais de nouveau à la mode ? Si le collectionneur s’en réjouira, je ne suis pas certain qu’il faille partager tête baissée la nouvelle.

Hasard du calendrier: tandis que le Musée d’Orsay revisite l’oeuvre de Gérôme, le Grand Palais sanctifie Claude Monet (1840-1926). Encore Monet! Toujours Monet! Oui sans doute. Mais la confrontation est plus que jamais à méditer. Car l’histoire de l’art est aussi politique, ce qu’oublie l’exposition « Jean-Léon Gérôme. L’Histoire en spectacle ». En 1863, où l’on refusera Manet, outre Ingres retenu à Rome et Delacroix souffrant qui ne se mêle pas de cette tâche, ô combien excitante pourtant, d’éliminer d’éventuels concurrents, on trouve Gérôme, Chassériau et quelques inconnus, dont un certain Brascassat, qui s’arrogent le droit de faire la guerre – esthétique – à Courbet, à Manet et aux autres.  Mais puisqu’il nous faut conclure, une simple confrontation en images qui en dit bien long sur le sens de l’Histoire de Gérôme:

Gérôme, "La rentrée des félins", 1902, Huile sur toile, 83,2 x 129,5 cm, Collection particulière

Cézanne, "La montagne Saint-Victoire", 1900-02, Huile sur toile, 54,6 x 64,8 cm, National Gallery of Scotland, Edimbourg

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A écouterLes peintres pompiers / France Culture.

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Nicolas de Staël: Le Concert…

Nicolas de Staël (1914-1955) peignit Le Concert en trois jours, avant de se jeter dans le vide depuis la terrasse de son atelier. C’était dans la nuit du 16 mars 1955.

Le Concert (ou Le Grand Concert, ou L'Orchestre), Nicolas de Staël, Antibes, 14-16 mars 1955, Huile sur toile, 350 x 600 cm, Musée Picasso, Antibes

Dans un essai intelligent et sensible (« Le Concert, Sur l’ultime tableau de Nicolas de Staël « , Editions Sens&Tonka), Edouard Dor écrit ceci: « J’ai toujours pensé que dans cette oeuvre ultime, plus que dans toute autre, on pouvait approcher l’être de celui dont la vie s’était totalement fondue à son art. J’ai toujours pensé que c’est dans ce Concert que se trouvaient les traces de tourments tels qu’il décide de mettre fin à ses jours. C’est à la recherche de celles-ci qu’est consacré cet ouvrage « . Edouard Dor:

Quelle histoire raconte donc Le Concert ? Ou plus exactement quel choc ? Car, disait Nicolas de Staël, « on ne peint pas ce qu’on voit, mais le choc qu’on a reçu« . On le sait: le vendredi 4 mars 1955, autrement dit douze jours avant sa mort, le peintre prend la route pour Paris – la Nationale 7 – au volant de sa 203 Peugeot toute neuve. Le lendemain, il assiste, à 17 h 30, dans la grande salle du Théâtre Marigny, à un concert au cours duquel sont jouées des oeuvres d’Anton Webern, dont la cantate Das Augenlicht (L’Eclat d’un regard) – « Ô mer du regard et ton ressac de larmes ! » Le dimanche 6, il assiste, à 11h 00, toujours dans la grande salle du Théâtre Marigny, à un autre concert. Mais cette fois, c’est Arnold Schönberg qui est à l’honneur avec la Sérénade pour sept instruments et une voix masculine grave. Après le concert, il rend visite à Jean-François Jaeger, qui dirige la galerie Jeanne Bucher; auquel il confie: « Je suis perdu. »

Le peintre entouré de ses oeuvres dans son atelier rue Gauguet, à Paris, à l'été 1954, © Denise Colomb, Ministère de la Culture, Patrimoine Photographique

Edouard Dor propose une lecture du Concert hardie mais très séduisante. Et si, au fond, Le Concert ne nous regardait pas ? Si nous, spectateurs, étions exclus de ce qui est représenté là ? S’il s’agissait d’une histoire personnelle, intime, et si, dans ce Concert, oeuvre ultime, tout de jouait entre le peintre et les deux instruments qu’il a représentés sur la toile ? Edouard Dor:

Insensiblement apparaît alors l’image de la femme, de la femme double, ou de deux femmes: l’une discrète, anguleuse et passionnée; l’autre ouverte, ronde et sensuelle. Chacune à une extrémité de la toile, opposées, différentes, mais pièces essentielles d’un même orchestre, nécessaires, l’un et l’autre, à l’harmonie de l’ensemble. Deux femmes, l’épouse et l’amante, réunies, contre leur gré, par sa seule volonté ? Cette passion-contrebasse qui devient énorme, qui mange tout l’espace, jusqu’à en devenir plus imposante que la raison-piano – qui, du coup, « tourne le dos » à l’orchestre, marquant son refus de jouer, dans ces conditions, une quelconque partition. Edouard Dor de proposer alors une place privilégiée à celui ou celle qui regarde le tableau:

Si Edouard Dor avance cette lecture du Concert, c’est pour avoir longtemps songé à la vie de Nicolas de Staël. D’abord marié à Jeanine puis, après la mort de cette dernière, à Françoise Chapouton, de dix ans sa cadette. Avant de tomber amoureux de Jeanne en 1953, jeune femme avec laquelle il semble que René Char ait eu une brève liaison. Sa liaison avec Jeanne le bouleverse. Nicolas pense un moment pouvoir vivre avec Jeanne et Françoise, mais celle-ci refuse. Torturé par cet « amour d’idiot » auquel il donne une ampleur démesurée, Nicolas, nous raconte Edouard Dor, s’enfonce peu à peu dans une solitude mêlée de désespoir, solitude aggravée par le fait que ses liens avec Char se sont distendus.

Nu couché bleu (ou Nu couché, ou Le Nu bleu, ou Nu couché bleu, fond rouge, ou Nu bleu), Nicolas de Staël, Antibes, 1955, Huile sur toile, 114 x 162 cm, Collection privée, Paris

« Je suis perdu » confie Nicolas de Staël dix jours avant sa mort. Et d’ajouter: « Je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être que j’ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais… les enfants sont à l’abri du besoin. » A sa soeur, religieuse, il avait écrit: « Dieu que c’est difficile la vie ! Il faut jouer toutes les notes, les jouer bien… »

Le mercredi 16 mars 1955, le soleil brille sur Antibes, la température y est douce. Vers 22 h 15, une habitante du quartier découvre, dans la petite rue de Revely, à l’aplomb de la terrasse qui surmonte l’atelier, un corps sans vie, vêtu d’une chemise, d’une veste et d’un pantalon bleu, chaussé d’espadrilles.

René Char se dit « dynamité… Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. » Et c’est peut-être à cause de ce chagrin immense que le poète a longtemps nié le suicide du peintre. Edouard Dor:

Nicolas de Staël est enterré au cimetière de Montrouge, au sud de Paris, aux côtés de Jeanine.

L’atelier de Nicolas de Staël (2ème étage) à Antibes. (A gauche, la rue du Revely; au fond, le Fort Carré) © Edouard Dor

Nicolas de Staël à la Fondation Pierre Gianadda du 18 juin au 21 novembre 2010 (Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse)

La Fondation Pierre Gianadda présente pour la deuxième fois depuis 1995 une importante rétrospective du peintre Nicolas de Staël. Le commissaire de l’exposition, Jean-Louis Prat, a choisi de focaliser cette présentation sur dix années, les plus intenses, celles où l’artiste crée un langage radicalement nouveau entre abstraction et figuration.

Footballeurs,1952 huile sur toile, 65 x 81, Collection Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse) © Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)

- RENSEIGNEMENTS : Tel : + 41 27 722 39 78 Fax : + 41 27 722 52 85 – Contact : info@gianadda.ch – site : http://www.gianadda.ch
- HORAIRES DE L’EXPOSITION: Tous les jours : 10h à 18h

☛ COMMENT S’Y RENDRE : Correspondance gare CFF par bus (arrêt Fondation Pierre Gianadda) ou train Martigny-Orsières (gare Martigny-Bourg). Train panoramique Chamonix – Mont-Blanc – Châtelard – Martigny : 1 h 45. Paris – Lausanne (TGV) – Martigny : 5 h-

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Paul Ranson, artiste nabi: fantasmes et sortilèges…

Le musée de Pont-Aven (Musée Pont-Aven), en partenariat avec le musée Maurice Denis de St-Germain-en-Laye (Musée Maurice Denis) et dans le cadre du centenaire de la mort de l’artiste, présente l’exposition  » Fantasmes et sortilèges  » consacrée à Paul Ranson (1861-1909). Du 5 juin au 3 octobre 2010, l’exposition célèbre l’univers étrange et fantastique du peintre, tout autant que la place prépondérante de la femme dans les créations de l’artiste.

Le terme « nabi » apparaît pour la première fois en 1889 dans la correspondance du peintre Paul Sérusier. Le mot, qui signifie prophète en hébreu, lui a été soufflé par son ami Auguste Cazalis, spécialiste des langues orientales. Au coeur même de l’art des Nabis: la recherche permanente d’équivalents plastiques pour traduire les mystères de l’âme et de la pensée. Avec un sujet qui s’efface devant la ligne et la couleur, selon la superbe formule de Maurice Denis: « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane, recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées... » (23 août 1890).

Estelle Guille des Buttes-Fresneau, Conservateur du Musée de Pont-Aven et Commissaire de l’exposition (vidéo B.Ruelle):

Fondateur du mouvement aux côtés de Maurice Denis, Edouard Vuillard ou encore Ker-Xavier Roussel, Paul Ranson affiche cependant une véritable singularité artistique. Les symboles ésotériques parsèment ses toiles tout en se mêlant à une nature figurée. Et la femme, tout à tour amante, épouse, mère ou marâtre, sorcière ou bien encore fée, occupe une place centrale dans son travail. Marc-Oliver Ranson-Bitker, co-commissaire de l’exposition, d’avancer ici cette explication: fils unique, Paul Ranson n’a jamais connu sa mère, mort en couches et, de ce fait, n’a jamais établi cette relation fusionnelle si spécifique au lien mère-enfant. On peut même imaginer que dans cette absence de construction d’une relation intersubjective, se trouve une des explications du goût de Paul Ranson pour l’ésotérisme au sens de ce qui n’est partagé que par les initiés.

En effet, poursuit Marc-Olivier Ranson-Bitker, le parallèle est facile à établir entre les signes et codes singuliers caractéristiques de la relation mère-enfant et, par exemple, les codes linguistiques utilisés par les nabis entre eux et dont leur correspondance témoigne. Le mariage de Paul Ranson avec l’une des ses cousines avec laquelle il avait partagé bien des vacances de son enfance et qui lui servira de modèle pour de nombreuses oeuvres, pourait participer du même mécanisme inconscient.

Après l’annonce de la naissance de son fils Michel, Paul Ranson multiplia les visions démoniaques terrifiantes comme si cette naissance annoncée lui faisait craindre de voir l’histoire se renouveler et son fils lui enlever à jamais son modèle féminin. Et après la naissance, le peintre délaissa très vite sa famille, passant les dernières années de sa vie auprès de son ami Georges Lacombe au sein d’un univers misanthrope peuplé, ça et là, de quelques faunes et faunesses comme si, à ses yeux, seule la nature méritait d’être représentée.

Pour revenir un instant sur la vive attirance de Paul Ranson pour l’ésotérisme, la magie, les rites secrets (sa curiosité le pousse à étudier la théosophie, l’astronomie et les civilisations antiques orientales – Thadée Natenson parlait d’une « fièvre mentale, dont la contagion remonterait au moins à Baudelaire mais plus encore à Poe « ), arrêtons nous un instant sur ce « Paysage nabique » qui en est la plus pure illustration:

Huile sur toile (90x114 cm). Collection particulière.

Ce paysage se présente comme un panorama de symboles juxtaposés et organisés en trois zones distinctes. Les trois ordres naturels y sont représentées: l’humain, l’animal et le végétal, mais aussi les astres, les montagnes et même une créature fantastique. Ranson a probablement puisé dans Le traité élémentaire de science occulte (1889) de Papus, qu’il possédait dans sa bibliothèque, la signification de l’étoile à cinq branches, le pentogramme, symbolisant « l’intelligence (la tête humaine) dirigeant les quatre forces élémentaires (les quatre membres)« . Elle représente aussi une protection contre la sorcellerie. Les Nabis s’en servent parfois dans leur correspondance comme un signe cabalistique.

Si le sens des figures astronomiques est explicite, tout comme celui du paon au centre qui incarne l’immortalité, ou celui de la femme appuyée à la margelle du puits qui symbolise la vérité, le petit personnage féminin chevauchant l’oiseau (en haut à droite de la composition) demeure énigmatique. Tout comme reste mystérieux l’homme d’allure orientale  qui est représenté assis à gauche du tableau, enveloppé dans un large voile formant une sorte de mandorle autour de lui. Il cueille une petite fleur, peut-être la connaissance ? Aussi, peut-être s’agit-il de Rama, l’un des Grands initiés (le livre d’Edouard Schuré) ?

On le devine: la thématique générale de l’oeuvre nous laisse penser qu’il s’agit là d’un nouveau « talisman » réalisé deux ans après l’oeuvre-clé de Paul Sérusier. Un tableau syncrétique, porteur d’un message spirituel fondamental pour Ranson mais dont le sens aujourd’hui nous échappe.

Parallèlement à cet ésotérisme, le tableau, avec ses aplats de couleurs vives, illustre les principes énoncés par Gauguin au Bois d’Amour et ses qualités décoratives représentent à elles seules un véritable manifeste. Une frise de végétaux stylisés composée de fleurs de lys bleues (symboles de pureté) et de scarabées (signes de régénération) posés rythmiquement en bas, comme les motifs d’un papier peint, tempère la sécheresse de la peinture et la simplicité presque naïve de la composition.

Photothèque…

Baigneuses ou Le Lotus (1806), Huile sur toile, Musée d'Orsay.

Christ et Bouddha (vers 1890), Huile sur toile (66,7 x 51,4 cm), Gooreind-Wuustwezel, Triton Foundation

Schouchanah ou Suzanne ou Suzanne et les vieillards (1891), Encaustique sur très grosse toile (65 x 54 cm), Collection particulière.

Les Sorcières autour du feu (1891), huile sur toile (38 x 65 cm), Saint-Germain-en-Laye, Musée Maurice Denis , cliché Yves Tribes.

La Clairière ou L'Orée du bois (vers 1895), huile sur toile (60 x 80 cm), Collection particulière.

Film au Musée de Pont-Aven:

Dimanche 27 juin – 10h30, salle de l’auditorium du musée
(accès libre à la projection après règlement du droit d’entrée au musée)

Le film présenté est dédié au mouvement nabi et dure environ 1h30.
Il retrace la création du mouvement et ses caractéristiques. Plusieurs artistes sont évoqués : Maurice Denis, Pierre Bonnard, Paul Sérusier, Paul Ranson, etc.
Fabienne Gilles, agent de médiation, présentera la projection

Conférence au Musée de Pont-Aven:

Vendredi 2 juillet, 18 heures

« Paul Ranson, artiste nabi: fantasmes et sortilèges », par Gilles Genty, historien de l’art, professeur et commissaire de nombreuses expositions, co-auteur du Catalogue raisonné de l’oeuvre de Paul Ranson (Paris, Somogy, mai 2000).

A rapprocher de l’exposition de Pont-Aven, la très belle exposition « De Gauguin aux Nabis, Le droit de tout oser » présentée par le Musée de Lodève (Musée de Lodève) du 12 juin au 14 novembre 2010.  Une manifestation qui rassemble cent  vingt oeuvres qui permettent de parcourir l’art nabi dans son ensemble. Artistes représentés: Bonnard, Bernard, Denis, Gauguin, Filiger, Ibels, Lacombe, Maillol, Ranson, Rippl-Ronai, Ker-Xavier Roussel, Sérusier, Toulouse-Lautrec, Vallotton, Verkade, Vuillard. Une exposition coordonnée par deux commissaires: Frédéric Bigo, directeur délégué du Musée-Jardin Maurice Denis, et Gilles Genty spécialiste des Nabis, déjà largement impliqué à Pont-Aven.

Phototèque…

Mogens Ballin, Paysage breton (1891), Musée-Jardin Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye

Maurice Denis, Régates à Perros-Guirec (1897), Musée-Jardin Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye © ADAGP Paris 2010

Ker Xavier Roussel, Composition dans la forêt (1890-1892), Musée-Jardin Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye © ADAGP Paris 2010

Jan Verkade, Paysage décoratif (1891-1892), Collection particulière © ADAGP Paris 2010

Maurice Denis, Saintes femmes au tombeau (1894, Musée-Jardin Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye © ADAGP Paris 2010

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Les Maîtres fous de Jean Rouch…

Le Centre Culturel Franco-Guinéen de Conakry projette Les Maîtres fous de Jean Rouch, Grand Prix de la Biennale internationale du cinéma de Venise en 1957. Ciné-club animé par Tobie Nathan, ethno-psychiatre, professeur des universités, conseiller de coopération et d’action culturelle à l’Ambassade de France en Guinée.

Les Maîtres fous nous montre une cérémonie religieuse de la secte des Haoukas (ou Haukas) qui a vu le jour au Niger en 1927 et qui s’est répandue au Ghana – ex Gold Coast – vers 1935. L’essentiel de cette cérémonie, tournée trois ans avant l’indépendance du Ghana, est constitué de crises de possession collectives auxquelles se livrent des émigrants originaires du Niger et vivant dans la banlieue d’Accra. Ayant passé directement de la brousse à la ville, où plus exactement d’une civilisation traditionnelle à une civilisation moderne et machiniste, ils éprouvent des difficultés à s’adapter à ce nouveau mode de vie. Les crises de possession, qui convoquent les esprits Haoukas, agissent sur eux comme une thérapeuthique: elles leur permettent de mieux s’intégrer à cette vie nouvelle, tout en préservant leur équilibre et leur personnalité propre.

Les Maîtres fous, 1953, Les Films de la Pléiade, 29 mn. Sonore, Couleur, 16 mn et 35 mn.

Fondé sur le phénomène de l’identification, ce rituel permet à la personne humaine d’être investie par une personnalité mythique ou légendaire qui agit à sa place. La possession fait de l’homme un reflet des dieux. Dans Les Maîtres fous, plus précisément, l’homme dominé puise son modèle chez le dominant. Les fidèles s’identifient aux personnages de l’ancienne hiérarchie britannique dominante (le gouverneur général, l’amiral, etc.), à travers une sorte de jeu cruel ou de théâtre excessif (Jean Genet s’est inspiré des Maîtres fous pour écrire ses pièces Les Bonnes et Les Nègres. Et Peter Brook s’est servi du film pour montrer à ses acteurs ce que peut être le déferlement de l’irrationnel dans le corps de l’homme.) Ce faisant, ils caricaturent les institutions occidentales et ils témoignent de l’influence néfaste exercée par le colonialisme. Le Noir devient le Blanc. Il est le Blanc et il agit comme tel. Les conduites qu’il exprime avec son corps, et qui suggèrent des signes et des symboles de participation, dévoilent un tissu de relations individuelles et sociales, imperceptibles autrement que par ce phénomène de transfert

Des scènes très dérangeantes dans le film. Ainsi, nous voyons les initiés attendant que l’on apporte le chien du sacrifice (interdit alimentaire total). Nous voyons la bave, le tremblement de main, la respiration haletante des possédés. Nous voyons les Haoukas qui lèchent le sang. Puis vient le dépeçage du chien qui va finir par bouillir dans la marmite. A la suite de quoi, les Haoukas sortent la viande de l’eau bouillante et la mangent. Lorsque la crise est finie, les possédés se relèvent et partent. La nuit tombe sur la concession de Mountyéba. Le lendemain, dans les rues d’Accra, au quartier général des initiés, les possédés de la veille retrouvent leurs occupations habituelles. Ils ont résolu par les crises violentes, mais maîtrisées du culte des Haoukas, leur adaptation au monde d’aujourd’hui.

En mai 1955, rappelle le magazine Sciences Humaines (août-septembre 2008, numéro 196), dans une salle du Musée de l’Homme à Paris, Jean Rouch montre Les Maîtres fous à ses collègues. Le cinéaste donne les explications depuis la cabine de projection. Sur l’écran, toute cette galerie de personnages mimant l’ordre colonial qui se dispute, sang aux lèvres, les reste du chien que l’on vient d’égorger. De sa cabine, Jean Rouch commence à percevoir les rumeurs de la salle. On y hurle, on y siffle. Marcel Griaule, le grand ethnologue français et directeur de thèse de Rouch, exige, « rouge de fureur », que l’on détruise le film. Paulin Vieyra, un étudiant dahoméen de l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques – aujourd’hui la Fémis) n’en demande pas moins. Scandale! Et ce n’est qu’un début, Les Maîtres fous provoquant de nouvelles empoignades au festival de Venise de 1957.

Le film va attirer l’attention de la Nouvelle Vague. Et c’est ainsi qu’André Bazin, fondateur des Cahiers du cinéma, mesure l’ampleur du choc: « Ces « maîtres fous » ne sont-ils pas plutôt ou, mieux, simultanément des « esclaves raisonnables », je veux dire accomplissant leur emploi d’esclaves jusqu’à adorer la toute-puissance du maître? En eux la mythologie colonialiste s’accomplit au-delà de l’imagination« .

Que Les Maîtres fous passionne, après tant d’autres, l’ethno-psychiatre Tobie Nathan n’étonne pas. Mais, ancien élève de Jean Rouch, un des premiers – sinon le premier – à lui avoir consacré toute une étude, je souligne plutôt ceci: Les Maîtres fous marque une étape essentielle dans l’histoire du cinéma direct (cf. L‘Aventure du cinéma direct, Gilles Marsolais, Cinéma Club/Seghers 1974). En ethnographe consciencieux, Jean Rouch enregistre un phénomène et essaie de communiquer le plus directement possible le fruit de ses observations à des gens qui appartiennent à une culture étrangère. Il apporte un message que les Africains n’avaient pas la possibilité d’apporter eux-mêmes.

Rina Sherman, cinéaste ethnographe, doctorante de Jean Rouch, rapporte elle-aussi (cf. Sciences Humaines, août-septembre 2008, n°196) ce que le cinéaste m’a maintes fois confié: « Cela m’intéresse plus, me disait-il, de provoquer la réalité par la présence de la caméra, que de prétendre filmer la réalité telle quelle est« . Il y a là une ambition énorme, souligne Rina Sherman, puisqu’il prétend pouvoir provoquer une réalité plus forte que la réalité. Mais, en même temps, se révèle une grande humilité puisqu’il admet que personne ne peut prétendre contempler le réel de manière objective. L’attitude de Jean Rouch n’est pas une simple posture, c’est une manière de vivre avec les gens. La singularité du cinéaste est de se tenir dans le registre non de la restitution mais du récit. Il ne dit pas « chez les Dogons » ou « chez les Songhays« , mais « un homme a fait ceci aujourd’hui« . Les situations qu’il filme apparaissent comme une expérience contemporaine et par là universelle. Il confère au spectateur l’impression de partager une tranche de vie avec ceux qu’il voit. C’est là ce que le cinéma peut apporter à l’anthropologie (Découvrir les films de Jean Rouch: collecte d’archives, inventaire et partage, Editions CNC (29€)

B.RUELLE

Remarque:

Si Jean Rouch, selon nous, a ouvert la possibilité d’une « anthropologie partagée« , fondée sur la réciprocité, à défaut d’égalité, entre filmeur et filmés, le cinéaste a enregistré nombre de critiques. De la part d’anthropologues français (Magazine Sciences Humaines) mais également d’Africains. Il n’en reste pas moins que nombre de cinéastes du Continent doivent à Jean Rouch leur enthousiasme (cf. « Jean Rouch jugé par six cinéastes d’Afrique noire« , Entretiens réalisés par Pierre Haffner, dans « Jean Rouch, un griot gaulois« , dossier réuni par René Prédal, CinémaAction n°17, 1982).



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Normandie impressionniste: naissance de l’art moderne ?

Événement culturel majeur de l’été 2010 en France, le festival Normandie Impressionniste célèbre l’impressionnisme du juin à septembre 2010 sur tout le territoire normand (Programme du Festival) Avec, tête de proue de ce festival, l’exposition « Une ville pour l’impressionnisme: Monet, Pissaro et Gauguin à Rouen » proposée par le musée des Beaux-Arts de Rouen et qui présente un ensemble exceptionnel d’oeuvres en provenance de collections publiques et privées du monde entier, dont plusieurs pièces maîtresses encore jamais exposées en France.


Claude Monet (1840-1926), Impression, soleil levant, 1872, huile sur toile, 48x63cm, Musée Marmottan, Paris.

On le sait: L’impressionnisme tire son nom d’un tableau de Claude Monet, Impression, soleil levant, peint au Havre en 1872 et accroché du 15 avril au 15 mai 1874 dans l’exposition collective organisée à l’initiative du peintre Degas dans le studio du photographe Nadar, à Paris, 35 boulevard des Capucines. En choisissant ce tableau pour cible de ses railleries et en qualifiant d’impressionnistes les adeptes de cette manière de peindre, le critique satirique Louis Leroy révélait involontairement aux lecteurs du Charivari la naissance d’un courant pictural en quête de lumière, de plein air et d’impressions fugitives, et témoignait de l’origine géographique de ce mouvement annoncé de loin par une longue suite de peintres, Gustave Courbet, William Turner, Eugène Boudin entre autres.

Eugène Boudin, Nuages blancs, ciel bleu vers 1854-1859, pastel sur papier 14,8 x 21 cm, Honfleur musée Eugène Boudin/ photo H.Brauner

Jacques-Sylvain Klein, commissaire général du festival, souligne que l’impressionnisme, qui est l’expression même de la peinture claire, n’est pas sorti, comme on le dit souvent, de la sombre forêt de Barbizon, où se retrouvaient les peintres naturalistes. Quel paradoxe ce serait! Cette peinture du moment fugitif est née sous les ciels capricieux de la Normandie, le long de ses rivages lumineux et de ses vallées verdoyantes. Sans doute a-t-il raison. A condition de ne pas oublier la place retrouvée du motif pour les peintres de la forêt de Fontainebleau.

Mais insistons plutôt sur ceci: si l’impressionnisme est manifestement l’expression même de la peinture claire, l’aborder sous cet angle, habituel, n’est peut-être pas la meilleure des façons, même si c’est la manière la plus populaire. Car, fondamentalement, le désir des impressionnistes n’est pas tant de peindre à partir d’une palette qui, débarrassée du noir et des bitumes, est inondée de lumière, que de saisir une impression fugitive (« moment fugitif  » dit justement Klein). En d’autres termes, l’objectif premier des peintres qui ont posé leurs chevalets en Normandie n’est pas de peindre la lumière mais de saisir le temps. Sauf que pour saisir le temps, les peintres qu’ils sont n’ont à leur disposition que la lumière.

Pour comprendre l’impressionnisme, il est donc essentiel de bien ordonner la quête de ses représentants: si ces derniers sont révolutionnaires, ce n’est pas parce qu’ils peignent la lumière (car toute la peinture est au service de la lumière) mais l’aspect extrêmement différent que peut prendre un motif suivant les conditions de la lumière et donc des heures du jour. Cela revient à dire qu’ils sont à la recherche du temps qui passe et que pour exprimer ce temps qui passe ils n’ont qu’un moyen: penser la lumière. Exemple magistral entre tous: la série des Cathédrales de Rouen peinte par Claude Monet au cours des années 1890. Monet en peint 28 versions distinctes, réalisées avec une lumière variable en fonction des différentes heures du jour et des conditions climatiques de l’instant.

A partir de là, une question essentielle est posée: où commence l’art moderne ? Avec l’art dit « abstrait » ou avec l’Impressionnisme ? Avec Vassily Kandinsky ou avec Claude Monet ? Autrement dit avec Monet ou après lui ? Il nous semble indéniable que Monet est le père de l’art moderne, incluant lui-même l’art abstrait. Comme achèvera de nous le prouver la série des Nymphéas, notamment les huit grandes compositions de l’Orangerie, à Paris. C’est d’ailleurs à l’Exposition des impressionnistes français à Moscou, en 1895, que Kandinsky, alors jeune attaché à la faculté de droit, peintre amateur, rencontra véritablement la peinture en observant une meule de foin peinte par Monet.

Construction d’une meule, Fresney-le-Long, film d’André Nouflard, 1926, 9.5mm © Mémoire audiovisuelle de Hte-Normandie de Jumièges, Cinéma en plein air 16 et 18 juillet 2010

« Ce qui s’en dégagea clairement, c’est la puissance incroyable, inconnue pour moi d’une palette qui dépassait tous mes rêves. La peinture m’apparut comme douée d’une puissance fabuleuse. Mais inconsciemment, l' »objet » employé dans l’oeuvre en tant qu’élément indispensable perdit pour moi son importance. » (Vassily Kandinsky)

Vassily Kandinsky (1866-1944), Aquarelle abstraite, 1910, Aquarelle sur papier, 50 X 65 cm, Musée national d’Art moderne (Centre Pompidou), Paris.

Monet – et, avec lui, tout l’impressionnisme – père de l’art moderne ? Oui. car c’est avec lui que l’art de l’espace qu’est la peinture va basculer dans un art du temps. Ou plus exactement, c’est Monet qui nous montre que si la peinture a toujours été préoccupée par le temps (mais un temps immobile ou abstrait comme l’atteste la perspective du Quattrocento), c’est avec l’impressionnisme qu’elle lui donne la priorité aux dépens de l’espace. Comme si la peinture avait pour devoir de rendre compte des intermittences du temps. Comme l’art tout entier.

C’est ainsi que Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, célébrera Elstir, autrement dit Monet. C’est d’ailleurs en Normandie, à Balbec (Cabourg dans la réalité) que le narrateur de la Recherche rend sa première visite au peintre.

Cabourg, mai 2009, Olivier Mériel © "Olivier Mériel, Lumière Argentique", "L'Impressionnisme au fil de la Seine : De Renoir et Monet à Matisse", Musée des Impressionnismes de Giverny, 5 juin au 31 octobre 2010

Le temps vainqueur de l’espace ? La formulation est trop lapidaire pour être juste. L’espace et le temps sont dépendants à tout jamais. Il n’en est pas moins vrai que la modernité a fait du temps sa préoccupation première. Ainsi, c’est la priorité donnée au temps qui va faire du cinéma un art véritablement moderne. Comme, chez Jackson Pollock, où le temps de la peinture accouche de l’espace de la toile.

B. RUELLE

Programme du Festival

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EcouterClaude Monet au Grand Palais

EcouterMonet des villes et Monet des champs

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Radio sauvage: Alain Veinstein, un acteur dans les rêves des autres…


Quand on a passé plus de trente-cinq ans à la radio, dont une bonne moitié de tout ce temps à interviewer des centaines de personnalités, les confidences d’Alain Veinstein rappellent bien des souvenirs, quand ce ne sont pas des émotions. Mais Radio sauvage (Le Seuil, 2010) n’a pas été écrit pour la profession. Pas plus que L’Intervieweur (Calmann-Lévy), son roman éponyme publié en 2002. Radio Sauvage est d’abord et surtout un hymne composé à la gloire d’un art qui, pour être celui de la parole – mieux: de la voix, cet intime extérieur (Henri Meschonnic) – est aussi celui du silence. Hymne émouvant d’intelligence, de sensibilité et d’amour, en un temps où, alentour, ce sont les ravages du grand barnum. Car la question que pose Alain Veinstein est au fond bien celle-ci: le chant a-t-il encore une chance d’émerger de la cacophonie qui est en train d’engloutir le réel ?

Certes, il reste quelques vieux chênes dans la forêt dévastée. France Culture est l’un de ces chênes (France Culture). Il arrive pourtant qu’on s’étonne qu’il puisse encore tenir debout. Et qu’on se demande combien de temps ça va pouvoir durer, tant l’atmosphère, de nos jours, sent la hache.

De tous côtés, constate Alain Veinstein, c’est l’extinction des voix. Au profit de la parlerie qui détruit le langage tout en empêchant la parole (Maurice Blanchot). Résultat: la radio n’est plus qu’un robinet à musique, entrecoupée de pubs et d’infos formatées à la façon du prêt-à-porter, qui marquent la cadence comme dans les galères romaines, de telle sorte que son écoute, dans notre société, à part quelques bienfaisantes exceptions, est le geste le plus accessoire qui soit.

La pratique radiophonique veut aujourd’hui que ça aille plus vite que les violons. Toujours plus vite. D’où l’allure effrénée et expéditive d’une radio où le temps est compté, sous la menace constante du zapping. Tout est programmé au millimètre près. Aucun risque que la grâce vienne frapper dans le dos…

Le modernisme ne rassure pas Veinstein qui, s’il prend bien note des progrès de la technologie, constate que la radio, l’art dont il est un maître, est en train de régresser de façon irréversible.

En lisant Radio Sauvage, les auditeurs fidèles à la « Maison de la radio » et particulièrement à France Culture vont revivre des heures d’une richesse inouïe. Trente ans d’une aventure d’un intervieweur qui se découvre passeur d’intensité, au delà de tous les gestes et toutes les paroles d’impuissance: vingt ans sous le titre de Nuits magnétiques et dix ans sous celui de Surpris par la nuit (qui a été préféré quand la bande magnétique a été chassée par le numérique). Trente ans d’une recherche éperdue des paroles et des sons qui aident à la circulation de l’air.

A signaler entre autre un bel hommage à Yann Paranthoën, ce preneur de son d’exception qui, dans sa cellule de montage 208 , son atelier dont les travaux de réhabilitation de la Maison de la Radio ont eu raison, libérait les sons, leur rendait leur pouvoir de renouvellement de la lumière, repérait des amorces d’intensité dans des magmas chaotiques. Yann n’était pas à proprement parler un technicien d’antenne. Sa relation avec l’intervieweur exigea un long apprivoisement. Mais Veinstein sait ce qu’il lui doit: Voir Yann écouter conditionne ma propre écoute, parfois jusqu’à la honte. Il écoute. C’est l’image que je garde de Yann, de l’autre côté de la vitre. Il prend le son qu’il écoute. C’est assez rare pour que ça saute aux yeux. Il arrive si souvent que le preneur de son jouisse de la douceur de ne rien entendre de ce dont nous parlons.

Radio sauvage, un hymne à l’art radiophonique et plus particulièrement à la pratique de l’interview. A moins que ce soit un tombeau élevé à la gloire d’un art qui a tout ce qu’il faut pour parler dans la solitude. Il ne lui faut pas de visage (Gaston Bachelard).

B.RUELLE

Emission \ »Du jour au lendemain\ » / France Culture.

Alain Veinstein annonce la fin de son émission \ »Surpris par la nuit\ »

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